XIII
Nestor Belton ferma son livre et le poussa de l’autre côté du bureau, loin de lui. Il baissa la tête et se frotta les yeux de ses poings fermés.
Demain, examen, se disait-il. Il lui fallait dormir. Mais il avait encore tout à réviser. Il devait au moins jeter un rapide coup d’œil sur les pages de texte avant de se coucher.
Car cet examen était important. Parmi ceux qui totalisaient le plus de points, on choisirait les étudiants qui pourraient entrer à l’Ecole. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait toujours voulu être rééducateur. C’était maintenant plus important que jamais parce que tout le monde reconnaissait que, dans quelques années, l’immortalité serait un fait, que les hommes du Centre Eterna avaient enfin résolu le problème et que tout était maintenant une simple question de mise au point technique nécessaire.
Une fois l’immortalité possible, les réanimations commenceraient, et alors tous les rééducateurs se mettraient au travail. Depuis des années, on les gardait en réserve pour le jour où l’on aurait besoin d’eux. Nombreux étaient ceux qui avaient passé leur vie à attendre, sans rien faire, et maintenant, ils étaient eux-mêmes conservés sous les voûtes des caves du Centre, en attendant la résurrection.
Les rééducateurs et les techniciens de la réanimation, deux groupes d’hommes, des milliers, étaient restés là, à attendre pendant toutes ces années, toujours prêts pour le jour où les morts seraient ramenés à la vie, deux groupes d’hommes que le Centre Eterna avait formés et qui avaient vécu, payés à ne rien faire, parce qu’il n’y avait rien à faire encore pour eux.
Mais prêts, toujours prêts, l’un avec des hectares et des hectares de rangées de logements vides, construits pour le jour où on en aurait besoin, l’autre, avec le grand magasin plein de nourriture transformée par les convertisseurs, conservée et attendant le jour de la réanimation.
Car, se disait Nestor Belton, en lui-même, le Centre Eterna avait pensé à tout, n’avait fait des plans qu’en tant qu’institution dévouée, gouvernée par des hommes dévoués et charitables. Pendant près de deux cents ans, le Centre s’était fait le gardien des morts, le gardien de l’espoir de l’humanité, l’architecte de la vie à venir.
Il se leva de son bureau et se dirigea vers la seule fenêtre de son alcôve d’étudiant. Les rayons de la lune pâle, à demi cachée par les nuages, baignaient le dortoir d’une clarté laiteuse. Au loin, vers le nord-ouest, se dressait la masse énorme du Centre Eterna.
Il était heureux, se disait-il pour la millième fois, de la chance d’avoir une fenêtre qui donne sur le Centre. C’était pour lui un encouragement, une promesse et un semblant de bénédiction. Il n’y avait qu’à regarder par la fenêtre pour savoir pourquoi il travaillait, pour avoir un aperçu de la gloire qui couronnerait un jour la longue marche de l’homme depuis l’apparition de la vie sur terre.
Vie éternelle, se disait Nestor Belton. Inutile de mourir jamais, mais se prolonger dans un corps qui resterait toujours jeune. Avoir le temps de développer son esprit et sa connaissance en exploitant pleinement les possibilités du cerveau humain. Amasser la sagesse et non l’âge. Avoir le temps d’effectuer tout le travail dont pouvait rêver l’esprit. Composer de la musique, écrire de beaux livres, peindre enfin la sorte de toile que les artistes avaient toujours essayé de peindre, sans presque jamais y parvenir. Aller dans les étoiles, explorer les galaxies, creuser jusqu’à la racine la compréhension de l’atome et du cosmos, regarder des montagnes disparaître et d’autres surgir. Et, quand, d’ici dix milliards d’années, la mort fulgurante avancerait pour s’emparer de ce système solaire, être déjà parti vers d’autres systèmes, loin dans les profondeurs de l’espace.
Nestor Belton se félicitait, ses bras minces croisés sur la poitrine.
C’était l’époque qu’il fallait vivre, se disait-il.
Il pensa avec horreur à ces jours anciens où les hommes mouraient à jamais, où on n’espérait pas une autre vie, sinon celle, plus ou moins aléatoire, promise par une foi médiévale et très sujette à caution.
Et tous ces pauvres gens morts qui étaient morts sans savoir que la mort n’était que temporaire, qui avaient craint la mort comme une fin et une négation, qui l’avaient crainte malgré leur foi, qui s’y étaient dérobés et l’avaient enfouie dans un recoin obscur de leur esprit chaque fois qu’ils y pensaient, parce qu’ils ne savaient qu’en penser, ne pouvaient supporter d’y penser !
Un vent faible agita les branches du laurier qui se trouvait en face de la fenêtre. Les ombres de la cour semblaient ne pas avoir de substance. La blancheur lointaine du Centre Eterna se découpait sur le ciel sombre de la nuit, comme si, se disait-il, l’aube n’était pas loin. Et c’était ainsi que cela avait dû paraître, par moments, aux hommes du Centre Eterna qui travaillaient vers l’aube. Mais combien de retards et de désenchantements rencontrés, alors qu’ils croyaient que la réussite était enfin à leur portée. Maintenant, pourtant, d’après ce qu’on disait, d’après les rumeurs qui couraient partout, l’aube (la vraie cette fois) pointait enfin, et l’homme allait enfin atteindre à la perfection.
Et lui, Nestor Belton, il l’espérait, y serait mêlé. Lui et les autres rééducateurs, quand les gens revivraient, devraient faire en sorte que les ressuscités s’adaptent à la culture présente.
Mais, pour faire ce métier, il fallait avoir une culture très étendue, être un historien accompli et connaître particulièrement bien les deux derniers siècles.
Six longues années d’étude, s’il se classait suffisamment bien à l’examen qu’il allait passer le lendemain.
Il jeta un dernier regard à la blancheur brumeuse du Centre Eterna et retourna à ses livres.